Dyana Gaye : “Les cinémas d’Afrique, déjà largement sous-exposés dans les années 1980 […] sont arrivés plus tard dans mon chemin de cinéma, au moment où j’ai commencé à l’étudier. ”

La réalisatrice franco-sénégalaise, Co programmatrice du cycle “Tigritudes” au Forum des Images, consacré au cinéma panafricain de 1956 à 2021, évoque la découverte de ce continent souvent méconnu des cinéphiles et l’importance qu’il a eue dans son parcours.
Vos films témoignent de votre amour pour le cinéma américain et la comédie musicale. Quand et comment avez-vous découvert le cinéma africain ?
Mon attirance pour le cinéma américain témoigne en partie de ma rencontre tardive avec les cinémas d’Afrique. Adolescente à la fin des années 1980, il me fallait trouver des points d’identification, de représentation, qui étaient totalement absents de la culture française. Je me suis donc d’abord tournée vers le cinéma africain-américain (Spike Lee, Charles Burnett, entre autres) et plus largement vers la culture noire américaine, à travers sa musique et sa littérature. Les cinémas d’Afrique, déjà largement sous-exposés dans les années 1980, et qui auraient dû se présenter à moi de manière naturelle, sont arrivés plus tard dans mon chemin de cinéma, au moment où j’ai commencé à l’étudier. Une première fenêtre s’est ouverte sur le sénégalais, avec le flamboyant Djibril Diop Mambety qui était un proche ami de mes parents. Je découvrais avec lui Ben Diogaye Bèye, Samba Félix N’Diaye, William Ousmane MBaye, et évidemment Ousmane Sembène…
“À l’Université, je faisais le constat que les cinémas d’Afrique […] ne seraient pour ainsi dire jamais évoqués.”
Quelle importance a-t-il eu dans votre formation et dans votre désir de devenir cinéaste ?
À l’Université, je faisais le constat que les cinémas d’Afrique ne nous seraient pas enseignés, qu’ils ne seraient pour ainsi dire jamais évoqués. Je ferais mon apprentissage de ces cinématographies seule et ailleurs, courant les rares lieux et les événements qui mettaient en lumière tous ces possibles de cinéma dont j’avais jusque-là été privée. Puis je découvrais la Cinémathèque Afrique (créée en 1961 par le Ministère de la Coopération et aujourd’hui sous l’égide de l’Institut français), où j’allais régulièrement visionner des films, ou encore la Vidéothèque de Paris (qui allait devenir le Forum des Images, coproducteur de Tigritudes), où je trouvais, dans leur fonds de films tournés à Paris, ceux de cinéastes du continent africain venus pour certains y faire leur études (Désiré Écaré, Paulin Soumanou Vieyra…).
“Kaka yo” de Sébastien Kamba.
Télévision Congolaise / Centre Culturel Français de Brazzaville (Caméra Club de Brazzaville)
J’aurais pu inscrire mon travail de cinéaste à Paris… Mais mon imaginaire s’est tourné vers le Sénégal dès mon premier court métrage, et mes films n’ont cessé d’être en lien avec ce territoire familial. Je pensais qu’il y était question de désinhibition. Je devais m’éloigner de Paris « ville cinéma », pour trouver plus de liberté. Je pense aussi que s’est imposée une volonté d’être actrice de ces cinémas d’Afrique, comme une réparation à cette image manquante de ma cinéphilie toujours en construction. J’ai découvert pleinement les cinémas d’Afrique lorsque j’ai commencé à faire des films, à parcourir les festivals, à rencontrer des cinéastes du continent et leurs œuvres.
“Tigritudes propose une programmation ample, accessible et éclectique afin de partager avec un public aussi large que possible la diversité, l’inventivité et la vitalité d’un cinéma atteint d’une sous-diffusion chronique.”
Comment expliquer l’invisibilisation du cinéma africain ?
L’Afrique est riche d’une cinématographie multiple, puissante et singulière, malgré les lourdes séquelles du colonialisme sur la structuration de son industrie culturelle et les grandes difficultés rencontrées par les artistes pour produire un cinéma sur le continent. À de rares exceptions, les films du continent africain restent cantonnés à une diffusion en festivals et nous restons frappés par une méconnaissance générale de ces cinémas. Tigritudes propose une programmation ample, accessible et éclectique afin de partager avec un public aussi large que possible la diversité, l’inventivité et la vitalité d’un cinéma atteint d’une sous-diffusion chronique. À travers des films couvrant soixante-cinq années de production sur tout le continent, nous souhaitons mettre en regard des œuvres qui n’ont cessé de se déployer avec une pluralité stylistique, thématique et linguistique inouïe. Après l’essor des cinémas d’Asie et d’Amérique latine, les films d’Afrique ne demandent qu’à être largement exposés à leur tour, pour enfin exprimer leur propre dire au monde : esthétique, éthique et politique.
“Histoire d’une rencontre”, de Brahim Tsaki.
ONCIC (Office National pour le Commerce et l’Industrie Cinématographique)
Pourquoi faire commencer le cycle Tigritudes en 1956, date de l’indépendance du Soudan ?
Valérie Osouf, cinéaste, amie de longue date et coprogrammatrice de ce cycle, et moi-même avons fait le choix d’une programmation chronologique (une séance par année), en nous adossant aux mouvements d’indépendance africains qui (hors Égypte, dont le développement cinématographique est largement antérieur à la décolonisation) s’ouvrent en 1956 avec le Soudan. Nous nous sommes également inspirées de l’œuvre audiovisuelle/installation Sismographie des luttes, recherche collective — multilingue, décentrée et engagée — menée à l’Institut national d’histoire de l’art depuis 2015, sous la direction de l’écrivaine et historienne de l’art Zahia Rahmani. Celle-ci présente un recensement de revues non européennes, ou produites en situation diasporique, de la suite des courants révolutionnaires de la fin du XVIIIe siècle jusqu’aux mouvements de décolonisation qui ont suivi. Pour revenir à Tigritudes, c’est à partir de ce moment précis qu’il nous semblait intéressant d’observer la circulation des formes, des luttes et des idées qui allaient irriguer le continent et sa diaspora.
Sur quelles idées-forces votre programmation repose-t-elle ?
Il est important de souligner que Tigritudes est d’abord une anthologie subjective et non une rétrospective de cinéma panafricain. Elle est née de nos regards croisés avec Valérie Osouf et de notre cinéphilie commune ou complémentaire. La programmation ouvrira un champ de réflexion des plus vastes, traversant des pans entiers d’Histoire et de récits, questionnant le réel et ses représentations, déconstruisant entre autres les imaginaires à son sujet. Afin d’étendre les propositions et les correspondances, douze séances de films de la diaspora afro-descendante seront également présentées, de la Caraïbe au Royaume-Uni, des États- Unis à Cuba, avec des films comme Pressure, du cinéaste trinidadien basé à Londres Horace Ové, De cierta manera, de la Cubaine Sara Gómez, ou encore Four Women, court métrage expérimental de la cinéaste africaine-américaine Julie Dash. Soucieux d’inscrire le continent dans le chant du monde, Tigritudes proposera également deux masters class, six cours de cinéma et des rencontres transversales, où nous invitons des artistes d’autres champs disciplinaires et des intellectuels de différents horizons à dialoguer autour des œuvres, afin de croiser les perspectives, les esthétiques, les générations pour faire résonner des histoires de cinéma.
“11 Drawings for Projection”, de William Kentridge.
Photo : William Kentridge
Existe-t-il un courant cinématographique équivaut à la négritude en littérature ?
Non, pas à ma connaissance, en tout cas il n’a pas été conceptualisé comme tel sur le continent. On peut observer des mouvements cinématographiques collectifs dans sa diaspora, comme celui de la L.A. Rebellion (entre fin 1960 et fin 1980), créé par de jeunes étudiants africains ou africains-américains de l’Université UCLA en Californie, rassemblés autour de la fabrication d’un cinéma noir indépendant et d’une alternative au cinéma hollywoodien et à ses représentations. Parmi ses membres actifs : l’Éthiopien Haile Gerima, Charles Burnett ou encore Billy Woodberry, invité de Tigritudes, qui donnera un master class le 25 février.
Trois films incontournables à recommander dans la programmation ?
Choix très difficile parmi les 125 films du programme ! Kaka yo, de Sébastien Kamba (Congo, 1966, court métrage, fiction), le 14 janvier à 20h30. Une vibrante promenade amoureuse dans le Brazzaville des années 60, liberté et poésie en musique. Je l’ai découvert seulement l’an dernier et il m’a bouleversé ! Histoire d’une rencontre, de Brahim Tsaki (Algérie, 1981, long métrage, fiction), le 23 janvier à 17h30. Deux jeunes sourds-muets, une fille à papa américaine et un fermier algérien, font connaissance près d’une base d’exploitation pétrolière. Le film flamboyant d’un immense cinéaste tout récemment disparu, sur la possible communication malgré toutes les barrières. 11 Drawings for Projection, de William Kentridge (Afrique du Sud, série de courts métrages de 1989 à 2020), le 11 février à 20h30. Rare occasion de découvrir en salle de cinéma ce « portrait » de l’Afrique du Sud post-Apartheid, qui s’étend sur plus de trente années.
Source telerama.fr